L'accroissement de puissance par l'énergie, fondement de la guerre économique

La politique menée par les États-Unis fait réapparaître la question de la souveraineté. En France, où elle se trouve sévèrement remise en cause, sa résurgence se fait dans la douleur (lire La Recherche n°573, avril-juin 2023, pp. 134-135). Il faut dire que le terme était devenu désuet et celui de souverainiste confinait à l'invective.

Contrairement à une idée reçue, la souveraineté n'a pas été inventée par les penseurs de l'État, à l'image du juriste Jean Bodin (1529-1596) qui en fait « le pouvoir de commander et de contraindre, sans être commandé ni contraint ».

Ceux-ci l'ont simplement théorisée. Chaque unité politique, passée ou présente, des tribus aux empires, cherche naturellement à tendre dans cette direction. Encore faut-il pour cela disposer de la puissance, définie par le philosophe Raymond Aron (1905-1983) comme étant « la capacité d'une unité politique d'imposer sa volonté aux autres unités » (1), qui détermine leur niveau de souveraineté. Les relations internationales sont fondées sur les interactions de ces unités de puissance inégale qui se toisent, coopèrent ou s'affrontent.

C'est la puissance qui permet aux uns d'imposer leur volonté et aux autres de la subir, d'ériger en principe le « fais ce que je

te dis et pas ce que je fais » : pilotage à distance de régimes étrangers, extraterritorialité du droit, augmentation des droits de douane ou coups de force. C'est elle qui fait les équilibres et les déséquilibres, pour le meilleur et pour le pire, qu'on l'accepte ou non. Son niveau ne résulte pas simplement de l'addition de moyens, mais de la capacité à articuler intelligemment avantages et désavantages dans un contexte territorial donné. C'est pourquoi de petites unités politiques sont devenues de grandes puissances (Rome, Venise), ou que des puissances moyennes ont accédé à un rôle géopolitique important (Singapour, Qatar).

Le facteur militaire est décisif mais d'autres éléments entrent en jeu : étendue, démographie, rayonnement culturel, capacité d'innovation, savoir-faire industriel ou réserves de matières premières. Et puis il y a l'énergie, à l'origine du mouvement des vivants et des choses. De la capacité d'une unité politique à exploiter celle qui est située sur son territoire ou à l'acquérir par d'autres moyens pour ensuite la transformer dépend son existence, sa pérennité et in fine sa souveraineté. L'énergie permet à une volonté de devenir un acte.

En avoir en quantité ne fait pas toujours la puissance et encore moins le bonheur d'une société. La « malédiction des matières premières » engendrerait corruption, convoitise et violence. Mais il n'est pas fortuit que les plus grandes puissances en disposent : États-Unis, Russie ou Chine sont avant tout des puissances énergétiques.

Rien d'étonnant, donc, à ce que celles dont la puissance est

remise en cause connaissent des difficultés dans ce secteur stratégique. Dans un système économique mondialisé, l'énergie est à l'évidence un élément clé de la guerre économique que se mènent les États, laquelle consiste en un « accroissement de puissance par l'économie » qui vise « à contrôler et à s'accaparer les richesses d'autres États » (2). Et pour attenter à un pays autrement qu'en guerroyant, rien de plus judicieux que de l'affamer énergétiquement. Militaires ou commerciales, les rivalités entre les volontés et leur issue sont toujours conditionnées par

la disponibilité d'énergie pour les transformer en action.

Sans être un jeu à somme nulle, dans lequel la perte de l'un assure un gain à l'autre, une énergie trop facilement disponible pour un État rival ou partenaire n'est jamais de bon augure car elle accroît potentiellement sa puissance.

Si les États-Unis de Joe Biden et de Donald Trump entendent gagner cette guerre économique, c'est en se fondant sur une énergie bon marché et disponible qui attire à elle les forces productives, du moins celles qui se montrent peu sensibles à l'idée de souveraineté nationale. La France, elle, a cru pouvoir se délester des questions relatives à la puissance, continuant de percevoir les dividendes énergétiques d'une époque et d'une épopée sinon révolues, du moins en cours de révolution. Plus embêtant, les choix réalisés ont rétrospectivement plutôt contribué à un accroissement d'impuissance par l'énergie. Après les vertiges de la puissance, ses vestiges. Mais l'idée de souveraineté n'est plus taboue. La question est donc la suivante : avec quelle énergie va-t-on transformer en actes cette récente et timide volonté d'accroissement de puissance ?

(1) Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962.

(2) Christian Harbulot, La Guerre économique au XXIe siècle, VA Éditions, 2024.

Benoît Boutaud est chercheur en sciences humaines et sociales, spécialiste des questions énergétiques.

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